Le 25 août 2017, le Ministre de l‘intérieur appartenant au CDU (NdT : Christlich Demokratische Union, parti chrétien conservateur) Thomas de Maizières a annoncé l‘interdiction de la plate-forme de publication libre Indymedia linksunten. Tôt le matin, dès 5:30, 250 agents de police ont perquisitionné quatre appartements privés et le centre autonome KTS à Freiburg. Les perquisitions ciblaient cinq personnes identifiées par leur nom, et trois d‘entre elles se sont vues remettre à cette occasion l‘ordonnance d‘interdiction du Ministère de l‘Intérieur par les fonctionnaires du LKA (NdT : Landeskriminalamt, police criminelle à l‘échelle de la région) du Baden-Württemberg. Le Ministère de l‘Intérieur fédéral a mandaté le Ministère de l‘Intérieur du Baden-Württemberg, et celui-ci à son tour la préfecture de Freiburg pour assurer la procédure d‘interdiction. La préfecture de Freiburg a demandé en retour l‘assistance administrative de la police criminelle du Baden-Württemberg. Celle-ci a saisi le premier septembre d‘autres infrastructures informatiques à Freiburg, les ordinateurs pris lors de la première perquisition étant „fortement cryptés“. Dans la semaine suivant les perquisitions, les personnes concernées ont été suivies en permanence par des équipes d‘observation, et il a été ordonné de saisir leurs emails et leurs courriers. Une semaine après, le véhicule d‘une personne concernée a été forcé, et le revêtement intérieur de la porte du conducteur ouvert. Pendant la perquisition à l‘intérieur du KTS, des coffres-forts ont été arrachés des murs et la quasi-totalité des serrures détruites, le centre autonome pillé. En comptant ensemble l‘argent et les appareils techniques saisis, la somme des dommages s‘élève à environ 80 000 euros.
À bas l‘associationite !
Indymedia linksunten a été interdit d‘après la loi sur les associations. Pour cela, les autorités ont dû tout d‘abord construire une „association“ pour ensuite pouvoir l‘interdire via les lois en vigueur. En plus, elles ont dû identifier des personnes et les affilier à cette „association“, dans le but de leur adresser formellement l‘ordonnance d‘interdiction et ainsi de pouvoir appliquer l‘interdiction. Les avocat.e.s des trois personnes ayant reçu cette ordonnance d‘interdiction ont porté plainte peu après la perquisition auprès du tribunal administratif fédéral. Il en est de même concernant les perquisitions et les saisies ordonnées par le tribunal administratif de Freiburg.
Services secrets et police main dans la main
Les preuves très minces pour l‘affiliation des personnes touchées par la répression à l‘“association“ construite puis interdite par les autorités se basent principalement sur des informations du BfV (NdT : Bundesamt für Verfassungsschutz, services secrets du renseignement intérieur à l‘échelle fédérale) et du LfV (NdT : Landesamt für Verfassungsschutz, les mêmes services mais à l‘échelle régionale) de Baden-Württemberg. La page web et les opérateur.ice.s présumé.e.s ont donc visiblement été observées depuis des années, mais malgré cela les preuves incluses dans les dossiers restent vagues. L‘affiliation des personnes concernées à l‘“association“ interdite et les demandes de perquisition ont été principalement justifiées avec trois vieux rapports d‘agents infiltrés du BfV sur des réunions publiques de linksunten des années 2008, 2011 et 2013 à Freiburg et Tübingen, qui ne contiennent que peu d‘informations sur les structures locales. En outre, quelques résultats issus de mesures G10 sont également référencées en plus de textes et de commentaires publiés sur internet : un SMS intercepté et une conversation téléphonique écoutée. (NdT : Les mesures G10 sont ordonnées par une commission parlementaire indépendante et éxécutée par les services secrets du renseignement intérieur (BfV, LfV).)
Le raid des services secrets
Déjà avant les perquisitions, les services secrets du renseignement intérieur avait promis un butin. Les employés des services secrets devaient se trouver sur les lieux ce 25 août à Freiburg pour consulter sur place les documents récoltés. Leur tâche était de trouver des informations permettant d‘autres perquisitions, qui devaient se dérouler dans la foulée le même jour. Tous les documents confisqués ont été transmis aux services secrets intérieurs à Cologne, l‘argent confisqué a été viré sur le compte de la Caisse Fédérale et les ordinateurs emportés au LKA de Stuttgart. Celui-ci, la police fédérale et le BfV veulent ensemble s‘efforcer de déchiffrer les infrastructures informatiques confisquées. Les serveurs linksunten n‘ont en revanche pas été saisis, et les autorités n‘y ont jamais eu accès d‘après l‘état actuel de nos connaissances.
La solidarité est une arme
L‘agence de presse Reuters a écrit : „Il s‘agit de la première interdiction d‘un groupement d‘extrême-gauche par un Ministre de l‘Intérieur.“ Cela ne prend assurément pas en compte quelques interdictions d‘organisations de gauche étrangères en Allemagne et celles en rapport avec l‘interdiction du KPD (NdT : Kommunistische Partei Deutschlands, parti communiste allemand interdit jusqu‘en 1956) dans les années 1950, mais retranscrit une certaine tendance. Les personnes de gauche concernées par les perquisitions sont criminalisées en lieu et place de beaucoup d‘antifascistes faisant de la recherche et de saboteur.euse.s le réclamant, d‘activistes militant contre l‘AfD ainsi que d‘anticapitalistes organisant les mobilisations, ceux.celles-là mêmes que la police et les services secrets n‘arrivent pas à identifier depuis des années. C‘est une question de solidarité de ne pas laisser celles et ceux qui ont été attaqués en payer le prix. C‘est une question d‘autodéfense de soutenir les plaintes contre la criminalisation des médias de gauche radicale. Tout cela coûte beaucoup d‘argent, c‘est pourquoi faites des dons sur le compte de solidarité pour Indymedia du groupe local de la Rote Hilfe de Stuttgart (NdT : Rote Hilfe, une organisation de gauche radicale contre la répression au niveau fédéral). IBAN : DE66 4306 0967 4007 2383 13, BIC : GENODEM1GLS, Mot-clé : linksunten ; ou via Bitcoin à : 129o3jjBydCzrE1U4NZKdF3QpNiX1aCsM2
Bien pensé n‘est pas automatiquement bien fait
La page a disparu du web le jour des perquisitions. Peu après, les enregistrements DNS du site linksunten.indymedia.org ont été changés et la „Declaration of the Independence of Cyberspace“ de John Perry Barlow propagée sous cette URL. La relance du site annoncée virtuellement ne va pas avoir lieu en raison de la répression bien réelle. On peut cependant partir du principe qu‘il existe des copies de sauvegarde en dehors d‘Allemagne, si bien que les autorités responsables de la répression ne devraient pas arriver à bannir définitivement les archives du site sur internet. Sur ce point, Barlow a effectivement raison : „Cyberspace does not lie within your borders.“
Des temps durs exigent des médias indépendants
Indymedia linksunten a été créé en 2008 et mis en ligne peu avant le sommet de l‘OTAN début 2009. La page était conçue pour être portée par différentes mouvances et portait beaucoup d‘attention à la fois à la participation et à l‘anonymat des utilisateur.rice.s. Pendant ses dix années d‘existence, linksunten.indymedia.org est devenue la plus importante plate-forme de gauche radicale germanophone et la première pour tou.te.s celles et ceux cherchant des informations liées aux mouvements de gauche et d‘extrême-gauche. Sur celle-ci, des appels à mobilisation et des rapports de manifestations ont été propagés, des outings (NdT : divulgation d‘informations sur une personne précise) et des communiqués de revendications ont été publiés, ainsi que des recherches et des analyses, des leaks et des hacks (NdT : sources d‘informations non travaillées cachées de la sphère publique) ont été répandus. Le Ministère de l‘Intérieur a essayé de réduire cette plate-forme journalistique à des contenus criminels, mais cela ne correspond pas à la masse des publications publiées pour la grande majorité d‘entre elles sur Indymedia linksunten pour une seule et unique raison : on n‘en aurait jamais eu connaissance ailleurs !
Après le sommet, c‘est juste avant le scrutin
Ce n‘est pas surprenant qu‘un gouvernement conservateur comme la grande coalition du CDU avec le CSU (NdT : Christlich-Soziale Union, variante bavaroise du CDU, encore plus à droite) et le SPD (NdT : Sozialdemokratische Partei Deutschlands, équivalent du PS français) ne veuille accorder aucune importance à la voix des marginalisé.e.s de cette société et a fait taire grâce à la censure politique la critique de leur politique d‘austérité capitaliste, de leurs nouvelles opérations militaires et de leur fatale politique sur le climat. Mais l‘interdiction avait deux motifs concrets : d‘une part l‘appel à la revanche contre les structures de gauche radicale de la part de la droite s‘est fait plus insistant après les mouvements militants contre le sommet du G20, et d‘autre part le CDU voulait se positionner comme alternative à l‘AfD (NdT : Alternative für Deutschland, parti populiste d‘extrême-droite relativement nouveau) avant les élections fédérales en septembre.
Tremplin pour l‘AfD
Le CDU a réalisé avec l‘interdiction de Indymedia linksunten une revendication exprimée depuis longtemps par l‘extrême-droite. En particulier l‘AfD se sentait menacée par les publications faites sur Indymedia linksunten. Sans vouloir nier la volonté des „partis bourgeois“ (NdT : terme employé en opposition aux partis révolutionnaires) à une politique réactionnaire, l‘AfD a déjà changé la conception politique en Allemagne à tel point que ses revendications de mesures punitives sévères ont été reprises et réalisées par les partis composant le gouvernement.
La plate-forme centrale de l‘antifascisme
Il y a eu sur linksunten.indymedia.org des centaines d‘articles et des milliers de commentaires publiés avec des analyses critiques, des résultats de recherche et des appels à actions contre l‘AfD. Du rassemblement contre le stand local d‘informations en passant par le leak avec les noms de milliers d‘invité.e.s au congrès du parti jusqu‘à la mise en lumière des croisements entre le mouvement identitaire et la „Junge Alternative“ (NdT : branche jeune de l‘AfD), tout se trouvait sur linksunten, pour le plus grand malheur des personnes ainsi placées au centre de l‘attention. Beaucoup de médias standards ont également informé de manière critique sur l‘AfD, la nouvelle droite en montée de puissance et leurs connections avec l‘extrême-droite plus vieille et bien connue. Ces articles et ces recherches se sont basées jusqu‘à présent très souvent sur Indymedia linksunten, parfois en le citant, mais la plupart du temps sans indiquer cette source.
Les médias d‘extrême-droite à l‘ombre de la censure
Ces publications ont été ressenties par les militants d‘extrême-droite visés comme une menace toujours plus importante. Et ceux-ci ont compris progressivement la signification de médias „propres“. Dans les dernières années, des douzaines de plate-formes en ligne et de médias d‘extrême-droite ont fait leur apparition, et ont atteint partiellement un public assez large avec leurs tirades haineuses. Leurs efforts quant à une organisation se renforcent parallèlement à la montée de l‘AfD : une invitation à une „réunion sur la coopération entre médias“ entre ces plate-formes d‘extrême-droite a été lancée presque en même temps que l‘interdiction par l‘Etat de linksunten. Le 27 août, des représentants d‘environ dix médias d‘extrême-droite voulaient se rencontrer, entre autres les responsables de „Compact“ (NdT : média en ligne et analogue, proche de l‘AfD, supervisé par Jürgen Elsässer) et de „PI-News“.
Titre provisoire : „Hermes Medianet“
Déjà en amont de la réunion, un concept détaillé concernant le réseau et la structure du paysage médiatique d‘extrême-droite avait été réalisé. Celui-ci affirme que le „réseau de médias établi“ pourrait „propager sa narration idéologique sans dérangements majeurs“. Le but de la rencontre à Berlin serait, „en plus de faire connaissance entre porteurs de décision de manière personnelle et d‘instaurer un climat de confiance“, une „première étincelle pour un travail collégial institutionnalisé“. Une „heure historique“ y est adjurée très pathétiquement, qui ne devrait pas „passer sans être utilisée“ : „Chaque participant doit être conscient que la première pierre pour un changement fondamental dans la culture politique européenne pourrait être posée. Les médias indépendants doivent enfin contrôler le gouvernement à nouveau et en finir avec l‘abus de l‘establishment contrôlant les médias.“
Les nazis s‘essayent à l‘agence de presse
Pendant la réunion au numéro 14 Habsburgerstraße à Berlin-Schöneberg, „trois piliers pour une future coopération“ devaient être discutés. Ces trois piliers devaient englober un „service médias“, une „banque de données“ et un „réseau“. Sous le terme de „service médias“ est annoncé très vagement un „portail de presse d‘après le modèle de la DPA (NdT : Deutsche Presse-Agentur GmbH, agence de presse indépendante) et de l‘APA (Austria Presse Agentur, première agence de presse en Autriche) en vue de faciliter la propagation d‘informations non-travaillées“. Par étape, les „médias participants“ devraient en premier lieu avoir accès au portail, puis les „bloggeurs libres et connus“, ensuite les „initiatives, partis et entreprises“ et enfin les „médias d‘autres régions linguistiques“. Le „deuxième pilier“ devrait développer selon le concept présenté une banque de données avec „des images, des vidéos et des documents“. Comme „troisième pilier“, un „vrai réseau médiatique“ en ligne de mire, avec „l‘élaboration d‘un propre code de presse et des réunions régulières“ comprenant „des formations, de l‘entraide mutuelle et la transmission de contacts“.
„Einprozent” : Quand les nazis financent les nazis
Cette réunion constitutive de „Hermes Medianet“, à laquelle des médias allemands comme autrichiens avaient été conviés, a été surtout marquée par Patrick Lenart. Lenart est jusqu‘à présent essentiellement connu pour sa position centrale dans le mouvement identitaire autrichien, travaille pour „Einprozent“ (NdT : organisation nationaliste proche des identitaires) et participe financièrement à „Info-Direkt“ (NdT : magazine et site en ligne nationaliste, proche des identitaires). „Info-Direkt“ est géré majoritairement par Ulrich Püschel, Jan Ackermeier und Michael Scharmüller et organise, en plus de publications d‘extrême-droite contenant continuellement des textes contre des antifascistes, le congrès d‘extrême-droite „Verteidiger Europas“ (NdT : littéralement „défenseurs de l‘Europe“), qui a eu lieu pour la première fois à Linz en automne 2016 et devrait être renouvelé en mars 2018. Là aussi, l‘organisation „Einprozent“ blanchissant l‘argent des identitaires et dominée par les Burschenschaftern (NdT : membres de corporations étudiantes d‘extrême-droite) finance dans l‘ombre le tout. Toutes ces organisations vont avoir plus de facilités à agir sans plate-formes de recherche non corrompues et indépendantes comme Indymedia linksunten.
L‘action antifasciste reste nécessaire
L‘interdiction de Indymedia linksunten fait partie du glissement de l‘Europe vers la droite. Le Brexit basé sur le racisme, la participation de membres de la „Deutsche Burschenschaft“ (NdT : organisation regroupant différentes corporations d‘extrême-droite) au gouvernement en Autriche, la répression contre les personnes d‘extrême-gauche devenue presque quotidiennen en Italie et en Espagne, la normalisation de l‘état d‘urgence en France et le fascisme déjà en place en Hongrie en sont d‘autres signes. L‘analyse présente dans l‘appel à création de Indymedia linksunten de l‘année 2008 s‘est confirmée : „Ce sont des temps sombres pour les mouvements sociaux en ce début de 21ème siècle, le mode de pensée est capitaliste. Dans notre société, les tendances d‘extrême-droite se renforcent et l‘Etat devient de plus en plus autoritaire. […] Indymedia en tant que réseau regroupant plusieurs mouvances a le potentiel pour fusionner anciens et nouveaux projets et grâce à cela multiplier leur influence extérieure.“
Allemagne, nous tissons ton linceul
En Allemagne, il est clair qu‘on interdit volontiers ce qui ne se laisse pas contrôler. Indymedia linksunten avait pourtant réussi à être perçu bien au-delà de la scène d‘extrême-gauche, sans que l‘Etat n‘en puisse contrôler les contenus. Le succès de cette plate-forne a conduit finalement à son interdiction, ce qui se reflète aussi dans le nom du groupe de travail des services secrets préparant la censure : AG Epizentrum (NdT : groupe de travail „épicentre“). Le premier média digital de masse des activistes de gauche radicale germanophones a été censuré avec l‘interdiction de Indymedia linksunten. „Mais nos idées sont toujours et encore vivantes, et notre résistance n‘est pas brisée.“
Le combat continue !
Autonome Antifa Freiburg